Le livre de ma mère

by Albert Cohen | Biographies & Memoirs |
ISBN: 2070365611 Global Overview for this book
Registered by Victor-Schmara of Lille, Nord-Pas-de-Calais France on 5/25/2005
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Journal Entry 1 by Victor-Schmara from Lille, Nord-Pas-de-Calais France on Wednesday, May 25, 2005

Ça commence comme ça :


« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous, et nos douleurs sont une île déserte. »


Cette phrase m’a d’abord emballé. J’avais acheté ce livre sur la lancée de Belle du Seigneur, et je voulais croire à nouveau au génie. Je me la répétais tout le temps, je la trouvais terrible, terriblement vraie, parfaite, bien balancée, "euphonique", tout. Longtemps j’ai adoré cette phrase.
Et puis j’en suis revenu.
Je n’y crois plus.
Je ne crois plus qu’on souffre tout seul, et que tous s’en fichent.

Pourtant je l’ai pensé.
Je l’ai pensé spécialement dans ce livre parce que je n’ai plus de maman depuis que j’ai 15 ans.
Elle avait beaucoup de peine à vivre, et un jour elle a décidé d’arrêter.
Elle est morte à 37 ans, 2 mois et 8 jours.

Aujourd’hui 25 mai 2005 est un jour particulier : J’ai 37 ans, 2 mois et 8 jours.
Demain, j’aurai un âge que ma maman n’a jamais eu, et je n’arrive pas à me faire à cette idée.

La seule chose que j’arrive à faire, c’est de parler de ce livre en le plaçant dans ma collection permanente, comme il l’est dans ma vraie étagère depuis longtemps.

Car c’est un beau livre, c’est un livre magnifique, inspiré, plein de distance et de reproches, et débordant de reconnaissance. Il synthétise tout ce que l’on peut avoir envie de dire, un jour ou l’autre, à ses parents : ce qu’on n’a pas aimé d’eux, ce qu’on a détesté, ce pour quoi on leur en veut, et aussi tout ce qui fait qu’on les aime si fort, ce qui nous vient d’eux et nous remplit de bonheur, à la simple évocation de moments ensemble, d’instants-clés de l’enfance, de minutes à jamais gravées.

C’est un livre qui me fait pleurer, presqu’à chaque fois, tant moi aussi j’ai des reproches et des bouffées de reconnaissance sans exutoire.
Parce que j’aimerais dire à ma petite maman parfois, souvent, à quel point je lui reproche d’être partie, lui dire comment je me suis vu incapable, longtemps, de la retenir, comment je me sens aujourd’hui tout seul dans ces mots-là, avec pour seul canal quelques souvenirs, un regard vers le ciel, une tombe.
A quel point je lui en veux de cette drôle d’idée, quand même, laisser ses enfants –et ces tensions, les derniers mois, ces menaces, ces chantages, ces replis, ce drame qui se noue, qui s’annonce, qui se prévient, et avec lui et à cause de lui l’absence de vies autour, toutes suspendues dans l’attente, dans la peur, dans le pressentiment, dans l’incapacité, la tristesse, la honte de ne savoir rien empêcher, et surtout, insidieux et glaçant, l’espoir furtif, parfois, que tout s’arrête, pour de bon, et qu’on en finisse.

D’avoir, ne serait-ce qu’une fois, envisagé lucidement la mort d’une maman, ou la fin d’une demie-vie, d’une fausse vie, d’une non-vie, on peut s’en remettre, après. Mais ça ne disparaît jamais tout à fait, on ne s’en lave pas. Alors revient, lancinant, comme pour s’en excuser, s’en expliquer, le besoin de lui parler, de lui reparler, de lui en parler. C’est là que ça fait le plus mal : on ne s’est évidemment pas tout dit.

Et plus le temps passe, moins on s’est tout dit et plus on voudrait en dire.
Ce qui était supportable à 15 ans, à l’heure où on ne sait rien, évolue doucement.
On a 20 ans, on comprend un peu plus, on juge moins sévèrement, on se met à la place de, on adopte un autre regard, moins autocentré, plus indulgent.
On a 30 ans, soit le double de l’âge quand, et on comprend plus que deux fois mieux. On voit ce qu’on n’a pas fait, ce qu’on aurait pu faire, on comprend plus clairement ce qu’elle n’a pas eu et qu’on aurait pu, moyennant un tout petit peu plus de disponibilité, lui apporter. Mais qui dit aux enfants qu’ils doivent être disponibles à leurs parents ?

Et puis un jour on a le même âge, comme à égalité.
Par une incongruité de la vie, on se constate un beau jour mécaniquement, chronologiquement, biologiquement, l’égal de sa maman. Et demain on lui sera supérieur, après-demain plus encore. Plus vieux, plus mûr, comme l’aîné, comme un grand frère, celui qui sait des choses qu’elle ne sait pas, n’aura jamais su, ne saura jamais.
Alors plus que le manque, le manque physique d’une personne, de sa chaleur, de sa protection, de ses bras, de sa voix, pèse cette idée qu’irrévocablement, tous ces mots qui s’accumulent pour elle sont voués au silence –c’est de ça dont on ne sort pas, c’est ça le plus dur, parce que ça augmente, tout le temps.
On s’habitue à l’absence, mais à la longue, on étouffe sous le poids de tous ces mots qu’on n’a pas dits.

Demain je serai plus vieux que ma maman.
Je ne lui ai pas écrit de livre.
Je ne suis même pas certain que tout ce que je lui ai dit remplisse un livre.
Je conseille celui-là à tous ceux qui ont une maman : sortez de lui, faites une pause, puis allez la voir : vous lui direz à coup sûr de belles choses, de celles auxquelles une maman a droit, de celles qu’on dit trop peu, de celles qu’on ne dit jamais, de celles peut-être qui simplement suffisent.




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