Au revoir là-haut

by Pierre Lemaitre | Literature & Fiction |
ISBN: Global Overview for this book
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Journal Entry 1 by Histr11 from Luzern, Luzern Switzerland on Wednesday, September 5, 2018

Prêté par Caroline

Journal Entry 2 by Histr11 at Luzern, Luzern Switzerland on Wednesday, October 24, 2018

Page 178

Labourdin était un imbécile grandi par sa bêtise.

Ventre plein, couilles pleines, toujours prêt à en découdre avec la prochaine table, avec les prochaines fesses.

Page 179

Terrorisé à l'idée de faillir à sa mission, il avait passé ses nuits à se remémorer les instructions une à une, mais plus il répétait, plus il mélangeait, cette nomination était devenue son martyre, cette commission, sa bête noire.

Page 181

Pradelle sortit rapidement.
Bon Dieu, quelle journée !
Le jour où il devenait millionnaire, son beau-père allait passer l'arme à gauche.
Une chance pareille, c'était à peine croyable.

Page 185

Le Grec le rattrapa par la manche, hésita une seconde. Albert faisait pitié. C'était sa force parfois. Il n'avait pas besoin de forcer le trait pour avoir l'air minable.

Page 189

- Parce que vous n'êtes pas démobilisé, vous ?

- Ah bah non, moi j'ai fait la guerre ici, je suis asthmatique et j'ai une jambe plus courte que l'autre.

- Il y a pas mal de gars qui y seraient allés quand même. Certains sont même revenus avec une jambe nettement plus courte que l'autre.

Le chauffeur le prit très mal, c'était tout le temps comme ça, les démobilisés la ramenaient sans arrêt

Page 190

avec leur guerre, toujours à donner des leçons à tout le monde, on commençait à en avoir marre des héros ! Les vrais héros étaient morts ! Ceux-là, oui, pardon, des héros, des vrais ! Et puis, d'ailleurs quand un type vous racontait trop de choses vécues dans les tranchées, valait mieux se méfier, la plupart avaient passé tout la guerre dans un bureau.

- Parce que nous, on n'a pas fait aussi notre devoir, peut-être ? demanda-t-il.

Qu'est-ce qu'ils en savaient, les démobilisé, de la vie qu'on avait eue, avec toutes ces privations ? Albert en avait entendu, de ces phrases-là, il les connaissait par coeur, avec le prix du charbon et celui du pain, c'était le genre d'informations qu'il retenait le plus facilement. Il le constatait depuis sa démobilisation : pour vivre tranquille, mieux valait remiser dans le tiroir ses galons de vainqueur.

Page 193

Albert regrettait que le gouvernement qui, pour freiner l'inflation, avait mis en place un "costume national" à cent dix francs n'eût pas instauré, dans le même temps, une "ampoule nationale" de morphine à cinq francs. Il aurait pu instaurer aussi un "pain national" ou un "charbon national", des "chaussures nationales", un "loyer national" et même "un travail national", Albert se demanda si ça n'était pas avec ce genre d'idées qu'on devenait bolchevik.

Page 199

Le docteur Blanche avec ses gouttes, ses pilules, sa voix de curé, ses recommandations à n'en plus finir.

D'autant qu'il ne trouvait rien, il disait le cœur, la fatigue, les soucis, l'air de Paris, il disait n'importe quoi, il avait bien sa place à la Faculté, celui-là.

Page 200

Pour les réceptions, il n'y aurait eu que lui, tout se serait passé chez Voisin et on n'en aurait plus parlé.

Elle n'est vraiment pas jolie, se dit Péricourt. Il est vieux, pensa sa fille.

Page 203

Mon dieu, ses dessins, quelle honte. Quel talent.

Page 204

Entre un père et un fils, pensait-il, existe une alliance étroite et secrète, parce que le second est le continuateur du premier, le père fonde et transmet, le fils reçoit et fait fructifier, c'est la vie, depuis la nuit des temps.

Page 206

Les pleurs revinrent.
Je pleure des larmes sèches, se dit-il, je suis un homme sec. Il aurait voulu disparaître, lui aussi. Pour la première fois de sa vie, il préférait quelqu'un d'autre à lui-même.

Page 229

La cohabitation fut immédiatement difficile.

Page 231

Albert connaissait le mot "neurasthénie", il se renseigna, posa des questions ici et là, recueillit encore "mélancolie", "dépression", "lypémanie", tout cela ne lui fut pas d'une grande utilité, l'essentiel était sous ses yeux.

Page 236

Edouard avait autrefois haï son père, c'était terminé : les deux hommes s'étaient rejoints dans un mépris devenu réciproque. La vie d'Edouard s'effondrait parce qu'elle n'avait même plus la haine pour se soutenir. Cette guerre-là aussi, il l'avait perdue.

Page 237

Il parlait d'argent en général, mais d'un ton presque joyeux, comme s'il s'agissait d'un embarras provisoire dont on s'amuserait plus tard.

Page 245

la recherche de la morphine était tellement prenante et tellement angoissante pour un homme comme lui, déjà si poreux aux émotions de toutes sortes, si impressionnable...

Page 248

Pour Henri, le monde se partageait en deux catégories : les bêtes de somme, condamnées à travailler dur, aveuglément, jusqu'au bout, à vivre au jour le jour, et les créatures d'élite à qui tout était dû.

Page 251

Finalement, vue de près, la fille du patron était plutôt moche (elle avait eu beau se lisser les cheveux, elle faisait désespérément province), le vin blanc était trop doux et tiède, et ce qui avait été servi avec, immangeable.

Page 253

Lavallée cherchait son crayon, le temps de le trouver, il venait de perdre encore trois francs par cercueil.

Page 254

Lavallée inscrivit le chiffre sur son carnet, cette victoire inattendue le laissait frémissant, épuisé, rempli de crainte.

Page 257

Le chauffeur vint une nouvelle fois informer Madame que la voiture de Madame attendait Madame et que, si Madame voulait bien se donner la peine, alors Madeleine fit un petit signe, merci, Ernest, j'arrive, et dit, d'une voix qui exhalait le regret :
- Je vais devoir te quitter, Yvonne, je suis désolée...
Yvonne de Jardin-Beaulieu agita la main, d'accord, d'accord, d'accord, mais ne fit pas un geste pour se lever, c'était trop bon, impossible de partir.
- Quel mari tu as, ma chérie ! reprit-elle avec admiration. Quelle chance !
Madeleine Péricourt sourit calmement, regarda humblement ses ongles en pensant "salope" et répondit simplement :
- Allons, tu ne manques pas de soupirants...
- Oh, moi...répondit la jeune femme, faussement résignée.
Son frère, Léon, était trop petit pour un homme, mais Yvonne, elle, était assez jolie. Quand on aime les morues, bien sûr, ajoutait Madeleine mentalement.

Page 258

Le reste du temps, il se couchait sur les autres, partait en déplacement, il appelait, laissait des messages, des mensonges.

Page 259

Yvonne agita la main, c'est rien, c'est rien, elles échangèrent un baiser, pommette contre pommette, lèvres dans le vide, je file, à bientôt. Sans conteste, celle-ci était la plus salope de toutes.

Page 262

C'est à ce genre de détails qu'on voit que le destin est une connerie.

Page 267

En apprenant sa mort, elle avait dû avoir du chagrin, comme toutes les femmes qui avaient perdu quelqu'un. Après quoi, le temps, ce grand médecin...

Page 268

Edouard ne sortait jamais, passait tout son temps dans l'appartement, dans cette misère. Enfin non, pas vraiment, la misère devait être pire, non, ce qui était démoralisant, c'était cette médiocrité, cette pénurie, de vivre sans moyens. On s'habitue à tout, disait-on, eh bien non, justement Edouard ne s'habituait pas.

Page 269

Edouard était un poids mort, mais il ne craignait pas l'avenir. Sa vie s'était effondrée d'un coup, sur un coup de dés, la chute avait tout emporté, même la peur. La seule chose réellement accablante, c'était la tristesse.

Page 276

Elle se recula, l'admira. Elles avaient raison, toutes ces salopes, il était vraiment beau son mari, il ferait de beaux enfants.

Page 282

Et même s'il en trouvait une de jeune fille pas trop dégoûtée par sa mise de nécessiteux, quel avenir lui offrir ? Pouvait-il lui dire : "Venez donc habituer avec moi, je loge avec un soldat mutilé qui n'a plus de mâchoire, qui ne sort pas de la maison, qui se pique à la morphine et porte des masques de carnaval, mais ne craignez rien, nous avons trois francs par jour pour vivre et un paravent déchiré pour protéger notre intimité" ?

Sans compter qu'Albert était un timide, si les choses ne venaient pas à lui...

Du coup, il était retourné voir Mme Monestier, mais elle avait son amour propre, cette femme-là, ce n'est pas parce qu'on a épousé un cocu qu'on doit abdiquer toute fierté. C'était un orgueil à géométrie variable...

Page 283

La surabondance de félicitations le blessa un peu, même une moquerie sans méchanceté fait du mal, surtout dans la circonstance.

Page 286

mon Dieu, ces lèvres, ces yeux, tout est beau chez les riches, se dit Albert, même les pauvres.

Il aurait pu faire tous les efforts possibles, sans un complet sur mesure, des chaussures hors de prix, un haut-de-forme de marque, un smoking ou une queue-de-pie, n'importe quoi lui aurait donné cet air de plouc qu'il avait.

Page 289

On attendait beaucoup de cet événement si parisien et l'on avait raison puisque, ce jour-là, la grâce épousait le courage.

Page 290

La haine qu'il nourrissait pour ce Pradelle était devenue haine contre soi, il se détestait d'en avoir encore peur. Rien que ce nom, Pradelle, lui donnait des palpitations. Une telle panique, jusqu'à quand ? Presque un an qu'il ne l'avait pas évoqué, mais il avait toujours pensé à lui. Impossible de l'oublier. Il suffisait de regarder autour de soi pour voir la marque de cet homme partout dans la vie d'Albert. Et pas seulement dans sa vie. Le visage d'Edouard, tous ses gestes, du matin au soir, tout, absolument tout, venait de cet instant inaugural : un homme court dans un décor de fin du monde, le regard droit, farouche, un homme pour qui la mort des autres ne compte pour rien, leur vie non plus d'ailleurs, qui percute de toutes ses forces un Albert désemparé, et ensuite ce sauvetage miraculeux dont on sait la conséquence, et maintenait ce visage crevé par le milieu. Comme si, pour les malheurs, une guerre ne suffisait pas.

Page 293

M. Péricourt était plus petit qu'Albert l'avait préjugé. On imagine souvent que les puissants sont grands, on est surpris de les trouver normaux.

Page 332

Madame Maillard disait souvent : "Il n'a pas un mauvais fond, mon Albert. Il n'y a même pas plus gentil. Mais il n'est pas diplomate. C'est pour ça qu'il n'arrive à rien dans la vie."

Page 336

L'éternelle lutte entre les artistes et les bourgeois se répétait là; c'était, sur des critères à peine différents, la guerre qu'il avait perdue face à son père. Un artiste est un rêveur, donc un inutile. Edouard croyait entendre ces phrases derrière celles d'Albert.

Page 363

Ce garçon, au fond, n'avait pas les pieds sur terre, quelque chose qu'on devait voir souvent chez les riches, comme si la réalité ne les concernait pas.

Page 371

Mais le plus souvent, il contemplait sa vie comme un désastre sans nom, sa petitesse lui portait au cœur, et il sentait qu'il lui serait difficile de ressortir, quelque chose dans sa volonté de se battre s'était cassé.

Page 372

Albert, seul, pleura. Il y aurait à écrire une histoire des larmes dans la vie d'Albert. Celles-ci, désespérées, naviguaient de la tristesse à la terreur selon qu'il considérait sa vie ou son avenir. Alternèrent sueurs froides, coups de cafard, palpitations, idées noires, sensations d'étouffement et vertiges; jamais plus, se disait-il, il ne pourrait sortir de cet appartement, mais jamais il ne pourrait y rester non plus.

Page 413

Rien de ce qu'il entreprenait ne trouvait grâce à ses yeux. Rivalité d'hommes. Rivalité de coqs.

Page 415

Morieux avait beau être devenu un vieux con (s'il ne l'avait pas toujours été), les échos qu'il avait transmis sur les affaires de son gendre étaient inquiétants.

Page 483

Labourdin était un imbécile sphérique : vous le tourniez dans n'importe quel sens, il se révélait toujours aussi stupide, rien à comprendre, rien à attendre.

Page 485

En faisant la paix avec son fils, il la faisait avec lui-même, avec ce qu'il avait été.

Page 486

Et M. Péricourt sentit monter les larmes lorsqu'il comprit que son émotion venait de ce que les rôles s'étaient inversés : aujourd'hui le mort, c'était lui. Et la Victoire, c'était son fils qui posait sur son père ce regard douloureux, désolé, à vous briser le cœur.

Page 488

Celui-ci remarqua ses énormes chaussures sales, fatiguées; c'était la première fois qu'il voyait un type ressembler à ses godillots.

Il était âgé, proche de la retraite. Tout était vieux et moche chez cet homme à l’œil farouche, batailleur, négligé, à se demander pourquoi on le gardait.

Page 489

Merlin se contenta d'un grognement. Il n'aimait pas cet homme qui sentait le riche, qui avait tout d'un truqueur. D'ailleurs pour venir le trouver ainsi, le rencontrer dans une voiture, à la sauvette.

Il avait une haleine de chacal et une voix nasillarde, très déplaisante. Normalement, Henri aurait dû rester souriant, aimable, être le genre d'homme qui inspire confiance, mais ...

Page 490

Merlin n'avait aucune intention de compatir. Il se tut. Pour Henri, le faire parler était vital, on ne peut rien obtenir de quelqu'un qui se tait. Il adopta l'attitude d'un homme captivé par une affaire qui ne le concerne pas personnellement, anecdotique, mais passionnante.

Page 493

Il n'aimait pas cet Aulnay-Pradelle qui correspondait si parfaitement à ce qu'il s'était imaginé, une grande gueule, un roublard, un riche, un cynique, le mot de "mercanti" lui vint à l'esprit, très à la mode. Merlin avait accepté de monter dans ce véhicule parce qu'il y avait intérêt, mais il s'y sentait mal, comme dans un cercueil.

Page 494

Ce 2nous" rassemblait un monde de pouvoir, d'influence, des amitiés au plus haut niveau, des décideurs, le haut du panier, à peu près tout ce que haïssait Merlin.

Page 495

Pradelle vit clairement sur le visage de ce raté que n'importe quelle nomination serait suffisante, n'importe quelle verroterie, comme pour les nègres dans les colonies.

Avec les médiocres, n'importe quoi fait l'affaire.

Page 497

Toute la personne de Pradelle exsudait la violence, il lui serrait l'avant-bras avec une force terrible.

La gêne, c'est autre chose, vous l’emportez partout avec vous, elle tisse votre vie, la conditionne entièrement, chaque minute elle vous parle à l'oreille, transpire dans tout ce que vous entreprenez.

Le dénuement est pire encore que la misère parce qu'il y a moyen de rester grand dans la ruine, mais le manque vous conduit à la petitesse, à la mesquinerie, vous devenez bas, pingre; il vous avilit parce que, face à lui, vous ne pouvez pas demeurer intact, garder votre fierté, votre dignité.

Page 506

Édouard avait fait fortune bien plus vite que lui et par des moyens pas forcément plus sales.

Page 507

Édouard se détailla. Il n'était plus bouleversé, on s'habitue à tout, mais sa tristesse, elle, restait intacte, la faille qui s'était ouverte en lui n'avait fait, au fil du temps, que s'agrandir, s'agrandir encore et toujours. Il avait trop aimé la vie, voilà le problème. A ceux qui n'y tenaient pas autant, les choses devaient paraître plus simples, tandis qu'à lui...


Page 509

En fait, poursuivit Madeleine, moi non plus, je ne sais pas où il est. Avez-vous fait le tour de ses maîtresses ?

Je peux vous en dresser la liste si vous voulez, mais cela nécessitera un peu de temps. Si vous ne le trouvez pas chez l'une d'elles, je vous conseille d'entreprendre le tour des maisons de passe qu'il fréquente. Commencez par celle de la rue Notre-Dame-de-Lorette, Henri l'adore. S'il n'y est pas, vous avez celle de la rue Saint-Placide, puis celle du quartier des Ursulines, je ne me souviens jamais du nom de la rue.

Je ne sais pas pourquoi les bordels sont si souvent situés dans des rues aux noms aussi œcuméniques... L'hommage du vice à la vertu, sans doute.

Le mot "bordel" dans la bouche de cette femme racée, enceinte, seule dans cette grande maison, n'était pas choquant mais terriblement triste. Quelle peine cela supposait... En quoi Dupré se trompait. Madeleine n'avait aucune peine, ce n'était pas son amour qui était blessé (il s'éteint éteint depuis longtemps), juste son amour-propre.

Page 511

Riche idée de l'avoir choisi pour associé, ce n'était pas un gros volatile à plumer, mais on y prenait un rare plaisir.

Page 512

Oh, Madeleine, c'est autre chose, elle est déjà mère de famille. Tu t'en rendras compte quand ce sera ton tour, ça n'a plus grand-chose à voir avec une femme.

Page 522

Non, Henri, tu ne comprends pas. Ce ne sont pas tes affaires qui ne m'intéressent pas, c'est toi. Elle avait dit cela sans rien changer à son attitude, toujours simple, souriante, intime, terriblement proche. La douche fut si froide qu'Henri douta d'avoir bien entendu.

Page 523

Je ne comprends pas...

Mais si, mon amour, je suis certaine que tu as parfaitement saisi. Ce n'est pas ce que tu fais qui m'indiffère, c'est ce que tu es.

Il aurait dû se lever à l'instant et partir, mais le regard de Madeleine le retenait. Il n'avait pas envie d'en entendre plus, mais il était captif de la situation, comme un prévenu contraint par le juge d'écouter sa condamnation.

Je n'ai jamais eu beaucoup d'illusions sur ce que tu étais, expliqua Madeleine. Ni sur ce que nous serions. J'ai été amoureuse un moment, je le reconnais, mais j'ai très vite compris comment tout cela finirait. J'ai seulement fait durer parce que j'avais besoin de toi. Je t'ai épousé parce que j'avais l'âge, que tu me l'as proposé et qu'Aulnay-Pradelle, ça sonnait joliment. Si ça n'avait pas été aussi ridicule d'être ta femme, sans cesse humiliée par tes aventures, j'aurais bien aimé m'appeler ainsi. Tant pis.

Henri s'était levé. Cette fois, il ne se drapa pas dans un honneur de circonstance, ne chercha pas à argumenter, à surenchérir dans le mensonge : Madeleine paralit d'un ton trop sobre, ce qu'elle disait était définitif.

Ce qui t'a sauvé jusqu'ici, c'est que tu es très beau, mon amour.

Du fond de son lit, les mains sur son ventre, elle admirait son mari qui allait sortir de la chambre et elle lui parlait comme s'ils se quittaient pour la nuit, sur un échange intime et tendre.

Je suis certaine que tu m'as fait un très joli bébé. Je n'ai jamais espéré plus de ta part.

Page 524

Maintenant qu'il est là (elle tapota gentiment son ventre qui répondit par un son mat), tu peux devenir ce que tu veux, et même rien du tout, cela m'est tout à fait égal. C'est une déception, mais je m'en suis remise parce que j'ai ma consolation. Pour toi, si j'en juge par le peu que j'en sais, je pense que sonne l'heure d'une catastrophe dont tu ne te relèveras pas. Mais elle ne me concerne plus.

Page 536

Depuis quelques jours, Labourdin n'était plus lui-même, regard vitreux, bouche pendante, Mlle Raymond aurait exécuté la dans des sept voiles, il ne s'en serait pas aperçu. Il avait le teint blanc, se déplaçait lourdement, comme un homme qui s'attend à une attaque cardiaque d'un instant à l'autre. Tant mieux, pensait-elle. Crève, charogne. La soudaine déliquescence de son patron était le premier réconfort qu'elle connaissait depuis son embauche. Une bénédiction.

Page 537

"Expliquez-moi ça", lui disait-il parfois avec cette patience qu'on ne prodigue qu'aux vaches et aux imbéciles.

Page 538

Silence. Quelles que soient les circonstances, Labourdin raffolait des devinettes, les crétins adorent les effets.

Page 543

...Voyez celui-là, il a mis cent mille francs dans le commerce, le voilà Gros-Jean comme devant !

Page 546

Le temps de prendre un taxi, d'arriver boulevard de Courcelles, de croiser Madeleine à l'étage... Toujours à sourire aux anges, celle-là, une oie en train de pondre...

- Ah, on t'a trouvé, mon chéri ?
Comme soulagée. Quelle salope.

- On ne t'a pas interrompu avant l'orgasme, j'espère ! demanda Madeleine.

Page 547

Qu'Henri soit ruiné quand le vieux crabe viendrait à caner, c'est-à-dire trop tard, était insupportable.

Page 560

Pauline était de condition modeste, pétrie de catéchisme, fille d'un manœuvre et d'une ouvrière, rien de plus sourcilleux sur la vertu et l'honnêteté que cette catégorie de pauvres.

Page 562

C'est souvent ainsi, songea Pauline. Albert suit son idée, mais son idée, elle, ne le suit pas...

Page 563

Ainsi, de fil en aiguille, se prenant les pieds dans ses propres raisonnements, il s'éloigna de son propos, renonça; Pauline lui échappait, il s'en voulait terriblement, avait envie de se lever, de partir, de s'enterrer.
Bon Dieu, s'enterrer...
On en revenait toujours à ça.

Page 568

Une tenue de safari pour un bal masqué ! Il ne manquait que la cartouchière et le fusil d'un mètre quarante pour faire de lui un Tartarin plus vrai que nature.

Page 602

Il était vaincu, indiscutablement.
Étrangement, il en ressentait presque un soulagement. Perdre, c'est être humain. Et puis, c'était une fin, et il lui en fallait une.

Page 604

Le soulagement de M. Péricourt, il le comprenait enfin, tenait au fait d'avoir perdu une bataille qu'il ne pouvait pas gagner, parce que ce monde, cet adversaire n'étaient pas les siens. On ne peut pas gagner contre quelque chose qu'on ne comprend pas.

Ce qu'on ne comprend pas, il faut simplement l'accepter, auraient pu philosopher les employés du Lutetia en empochant les bénédictions de M. Eugène qui, toujours hurlant, se dirigeait à grandes enjambées, les genoux bien haut, un havresac au dos, vers les portes larges ouvertes sur le boulevard.

Page 607

Albert s'était installé à la fenêtre entièrement baissée, la tête penchée sur le quai, tournée vers l'arrière du train, il ressemblait à un chien qui guette la venue de son maître.

Albert, la tête basse, se mit à plurer, impossible de s'arrêter. Il avait le cœur brisé.

Page 612

Et un jour, le mot lui vint enfin : gratitude.






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