À peu près aussi inracontable que Karoo (chez le même valeureux éditeur), ce texte de 2001 est d'un même haut niveau.

Albert Lippincott, la cinquantaine, habite à Nestor, état de New York. Promis à des études d'ingénieur, il est devenu facteur, "Mailman". Un facteur un peu particulier, puisqu'à la suite d'un différend personnel avec un ancien prof *, il a franchi la sacro-sainte ligne jaune du métier : il intercepte le courrier de ses usagers, le lit, le referme et le distribue, sans scrupules.

Sa vie prend un tournant désagréable le jour où Jared Sprain, un musicien marginal de son quartier, a la mauvaise idée de se suicider tandis que Mailman s'apprêtait à lui restituer une lettre d'un ami lui prodiguant des paroles apaisantes.
Convaincu que cet événement funeste le désigne, Albert va accumuler bourde sur bourde.



* : « Il [Maurice Renault, son prof] incarnait le genre de héros à la fois intello et populiste que ce pays aime tant serrer fort, très fort, contre sa poitrine creuse, le type éclairé qui se sent concerné par notre sort, l’universitaire qui ne nous rabaisse pas quand il nous parle, un homme à la fois intelligent et modeste. Imaginez un peu ! Renault, modeste ! L’hostilité que lui vouait Mailman avait peut-être connu son apogée quelques années plus tôt, le jour où il avait entendu deux gamins, au Square, parler de quelqu’un qu’ils trouvaient intelligent : « Ouais, il en a dans le citron, mais bon, ce n’est pas Maurice Renault. » Ils n’avaient pas cité Einstein, la référence qu’on évoque dans ce cas-là… mais Renault ! Comme si, parce qu’il devait sa célébrité à son intelligence et qu’il était le savant le plus célèbre de son vivant, il était forcément la personne la plus intelligente de la Terre.
Ce fut ce ressentiment, ce dégoût sans borne, qui poussèrent Mailman, par une fraîche journée de septembre 1977, à percer la délicate membrane séparant sa vie personnelle de sa vie professionnelle. »

(J’aime cette dernière phrase).


J’aime aussi ce passage, subtil et écrasant :

« Allongé dans son lit ce soir-là, il se languit de Semma, et se dit que ce désir (ou plutôt, ce besoin compulsif, pourrait-on avancer sans risque) qu’elle avait de lui donner du plaisir, n’était ni agaçant, ni dérangeant, ni sexuellement repoussant, comme il avait pu le considérer par le passé, mais plutôt charmant, généreux, et terriblement excitant. Il se rendit alors compte que tout en sachant qu’elle lui interdisait de lui donner quoi que ce soit en retour, il avait pris sans hésiter tout ce qu’elle lui avait offert tout au long de leur relation. Mettant de côté la générosité de Semma, il s’était autorisé à prendre du plaisir uniquement dans l’acte sexuel et les sensations physiques associées, au détriment, comme elle l’aurait pourtant souhaité, du plaisir émotionnel qu’on peut ressentir quand on tient suffisamment à une personne pour comprendre qu’elle vous offre beaucoup sans pour autant vouloir vous mettre un fil à la patte. À cette pensée il se mit à pleurer doucement, avant d’éclater en sanglots ; puis, prenant conscience qu’il ne pleurait pas la perte de Semma mais se lamentait plutôt sur sa propre personne, sur l’odieux individu qu’il était, tellement avide, tellement égoïste et froid, il sanglota de plus belle, tant et tant que lorsqu’il finit par s’endormir, il fut réveillé plusieurs fois par le tressautement incontrôlé de sa poitrine et se leva le lendemain matin avec la sensation de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. »


Monsieur Toussaint Louverture, 2014, 660 p.

Pour Meg615 !

Merci encore Victor-Schmara et encore un joyeux bookversaire!

Superbe cette couverture et j'aime déjà beaucoup le ton de ce qui est inscrit sur la tranche du livre: "Je n'ai pas grand chose à raconter. Vous voyez, ma vie n'a rien d'extraordinaire. C'est même plutôt le chaos total.J'ai essayé de faire pas mal de choses mais rien n'a fonctionné c'est tout". Si le narrateur tente de courtiser quiconque ainsi, bonne chance à lui ;-)

Je suis assez en accord avec cette critique de "La Libre Belgique":
"Avec J. Robert Lennon, on goûte à une comédie noire comme on en lit peu. D’une destinée chaotique, inaccomplie, il tire l’essence dramatique sans renoncer à l’humour. Une insatisfaction persistante, le sentiment que la fête se passe sans lui, une impossibilité à tirer les leçons du passé, une quête désespérée d’amour, une famille qui n’est d’aucun secours, des tendances répréhensibles : nous est proposé le portrait d’un homme inadapté, différent, voire transparent, mais touchant, autant que celui d’une Amérique ingrate qui possède tout mais ne comprend rien, aveuglée qu’elle est par des valeurs et des promesses irréelles. Malmené par la vie, Mailman tente de trouver la paix. Et si c’était une ambition perdue d’avance ?"
Quelle vie que celle de ce Mailman, merci pour cette découverte Victor.

Merci Meg615 pour ce livre, ton gentil petit mot et les marque-pages. Quelle bonne surprise à mon retour de Paris ! J'espère que Mailman n'attendra pas trop longtemps sur ma pile :-)

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7 avril 2021 : Nouveau tri drastique dans ma pile. C'est douloureux mais je dois accepter le fait que je n'aurai jamais assez de temps pour lire tous les livres de ma pile. Ce livre en fait les frais. Il reprendra bientôt sa liberté.

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